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Le socratisme de Montaigne

Publié le 19 novembre 2008 Mis à jour le 23 mai 2016

Le colloque international "Le socratisme de Montaigne" organisé par l'Institut de Recherches Philosophiques de Lyon (Université Jean Moulin Lyon 3) avec la participation du Collège International de Philosophie, du PPF-Histoire de la Philosophie, du CPER Ville/Italie, du Conseil Général du Rhône et du Conseil Régional Rhône-Alpes a eu lieu les 6, 7 et 8 novembre 2008. Il était organisé par Thierry GONTIER et Suzel MAYER

Réunis trois jours durant autour du socratisme de Montaigne, des spécialistes venus de France, d'Italie, de Belgique ou du continent américain se sont confrontés à ce thème précis. Malgré l'absence imprévue des spécialistes de l'Antiquité, les journées ont été bien remplies et les échanges fructueux. Les interventions se sont assez peu portées sur les sources, mais vraiment sur le fonctionnement de la référence à Socrate dans les Essais, à l'exception de la conférence d'ouverture de M. Pierre Magnard, qui a permis de resituer le propos de Montaigne au sein d'une longue tradition socratique. Celui-ci a ouvert le colloque en distinguant entre deux traitements du socratisme : celui de la première renaissance, Ficin, Salutati, Manetti, qui voit en Socrate un héros et celui de la seconde Renaissance, celle de Montaigne, annoncé par Érasme et Rabelais, qui valorise en lui l'homme ordinaire. Avec Montaigne, le renversement est presque achevé puisque c'est lorsqu'il se reconnaît homme que le héros devient un dieu.

L'intervention de Bruno Pinchard, immédiatement après, a réaffirmé une différence fondamentale entre Montaigne et Rabelais : en opposant Montaigne à Rabelais, ce dernier puisant dans le légendaire et le mythique, tandis que Montaigne recueillerait les traces antiques le la culture occidentale, B. Pinchard donne une interprétation de la métaphysique de ces auteurs ; si Rabelais fonde son discours sur le corps et le grotesque, Montaigne lui, a renoncé à tout désir de fondement ; la forme même de l'essai, la marginalité de l'écriture témoignerait alors du caractère non métaphysique de la philosophie de Montaigne, contre Socrate - silène qui porte en son centre ses richesses.

Les autres interventions ont surtout porté sur les modalités de l'imitation de Socrate. On a ainsi pu conclure que cette imitation se faisait sur divers plans : écriture, rapport à la vie, moralité et connaissance.
En rappelant ce que Montaigne doit à la tradition italienne de la "conversation civile", qui elle-même se réfère au modèle socratique, Nicola Panichi souligne l'importance accordée par Montaigne à la notion d'humanitas, dont la marque est la possession du sensus communis. Le dialogue d'inspiration socratique, sous la forme de la conférence (III 8) permet alors à Montaigne de faire émerger une norme sociale et politique.

L'intervention d'Emmanuel Faye propose une lecture unifiante de l'essai III 12 "De la phisionomie", qui entremêle réflexions sur Socrate et observations sur les troubles civils à l'époque de Montaigne. Rappeler que Montaigne a été embastillé en 1588 permet en effet de faire le lien avec Socrate condamné à mort. Ainsi Montaigne peut-il réécrire à la première personne le plaidoyer de Socrate, réaffirmant leurs traits communs que sont naturel et vigueur.

La proximité entre la devise de Montaigne "Mentre si puo" - pendant qu'on peut - et le refrain favori de Socrate : "selon qu'on peut", a retenu l'attention d'Alain Legros.
Sans oublier leurs différences, il souligne l'inspiration socratique dans sa variante xénophontienne, qu'on trouve dans la philosophie de Montaigne : effort moral mesuré, ajusté aux possibilités de chacun, invitation à jouir du temps présent, intérêt pour le quotidien et le courant. De ce point de vue, l'influence du socratisme donne lieu à une philosophie du bonheur tranquille.
En mettant en regard l'éloge de la nescience dans l' "Apologie de Raimon Sebond" (II 12) et la louange de Socrate et de la raison, dans l'essai III 12, Edward Tilson interroge le statut de chacun de ces textes ; le premier semble être là pour briser la présomption, même si le pyrrhonisme de Montaigne conserve pourtant des traits étrangement socratiques. En revanche le second se présente comme le versant positif de la philosophie de Montaigne, s'intéressant comme Socrate, à Eros et à Thanatos.

D'autres interventions, sensibles à l'ambition de Montaigne de libérer le jugement vis-à-vis de toute admiration ou de tout préjugé, ont préféré se demander à quel point Montaigne pouvait s'accorder avec Socrate sans tomber dans une idolâtrie contraire à son projet.
En travaillant sur les différences du texte des Essais à ses diverses étapes de rédaction, Pierre Servet fait apparaître que presque tous les ajouts concernant Socrate portent sur le discours : Montaigne fait parler Socrate. Ce discours connaît diverses modalités : parole d'autorité, énonciation de paradoxes, plaisanterie et, surtout, il congédie la rhétorique pour se présenter comme parole naturelle et sans art. Enfin, des glissements énonciatifs permettent à Montaigne de partager le point de vue de Socrate sans renoncer à la liberté de son jugement.
L'intérêt et le goût de Montaigne ne sont pas, d'après Marc Foglia, à comprendre comme une fascination pour la connaissance, mais d'un point de vue moral, comme une admiration devant l'endurance. Loin de reprendre l'encombrant édifice cognitif platonicien, Montaigne n'hésite pas à blâmer parfois la monotonie des "dialogismes" de Platon. Ainsi, même vis-à-vis de Socrate, Montaigne ne renonce pas à l'ambition d'exercer son jugement.
A partir de la complexité de la notion d'exemple, Sophie Peytavin interroge le statut de Socrate dans les Essais. En effet, proposer des exemples à imiter contrevient à l'ambition philosophique de Montaigne, comprise comme exercice du jugement. Ainsi critique-t-il Socrate, de même que les autres personnages convoqués dans les Essais, même s'il le fait rarement. Socrate apparaît ainsi comme la figure qui permet à Montaigne de parachever sa critique des formes du discours.

D'autres ont choisi de montrer que le socratisme de Montaigne constituait une forme partielle d'imitation, partielle par sa durée ou partielle par son contenu.
Philippe Desan cherche à montrer que le style de Montaigne et la forme de l'essai s'inspirent de la démarche de Socrate et de l'activité de son démon qui semblent aux antipodes de la prudence diplomatique. Pourtant, Montaigne a bien convoité un poste d'ambassadeur à Rome. Qu'en conclure alors ? Est-il plus distant de Socrate qu'il ne le dit, puisque la vie de ce dernier se solde par un échec politique, ou bien le désir de sincérité ne correspond-il pas à un moment de la vie de Montaigne, cédant ensuite devant les exigences de la vie publique, comme s'il y avait un moment socratique chez Montaigne.
Emiliano Ferrari propose de lire l'ambition philosophique de Montaigne comme gouvernée par deux tendances peu compatibles : l'intellectualisme moral de Socrate et son caractère inspiré, marqué par les injonctions de son démon, et ce qu'on pourrait appeler un matérialisme de Montaigne. Cette tension amène Montaigne à décrédibiliser le caractère divin du démon de Socrate en en donnant une lecture psychologique et le conduit également à affirmer le rôle des déterminations corporelles dans la pratique de la vertu. Il rappelle ainsi que Socrate n'est pas l'unique source de la philosophie morale de Montaigne.

Enfin les dernières interventions ont voulu montrer que malgré le refus de Montaigne de se trouver un maître, Socrate jouait dans les Essais un rôle particulier et incomparable.
La référence à la figure de Socrate a en effet une vertu heuristique, tant sa laideur se présente comme problématique.
Revenant sur la question de la laideur de Socrate que Montaigne a du mal à concevoir, tant elle s'oppose à l'intuition d'une correspondance entre beau et bien, Bernard Sève et Thierry Gontier s'interrogent sur les rôles respectifs de l'éducation et de la nature en matière de morale. Jusqu'à quel point peut-on se corriger ? Jusqu'où le caractère vertueux est-il issu d'une disposition naturelle ? Ce qui est à proprement parler "naturel", n'est-ce pas, comme le pense Thierry Gontier, plutôt qu'un état pré-rationnel et pré-institué de l'homme, une certaine forme d'institution par opposition à une autre, autoritaire et dénaturée en ce qu'elle manque sa finalité ? En développant cette hésitation entre naturalisme et volontarisme moral, Montaigne est encore fidèle à Socrate.
La référence à la figure de Socrate a également une force polémique. En se fondant sur l'attribution du concept stoïcien de constance à Socrate, Sébastien Prat analyse à la fois les rapports que Montaigne entretient avec le stoïcisme et le rôle que Socrate y joue. En effet, l'objectif de Montaigne semble de distinguer la constance de Socrate de celle des stoïciens pour, contre la seconde, favoriser la première. En effet, Socrate ne cherche pas, à la différence de Caton ou de Sénèque, à se hisser au-dessus de la nature humaine, mais il peut posséder, ce qui frise le sacrilège chez les stoïciens, à la fois constance et mollesse.
Voyant en Montaigne le représentant d'une "éthique de la vertu", proposant, en matière de morale, une téléologie attractive, fondée sur l'exemple de Socrate, Christian Nadeau en vient à interroger la notion d'imitation. Socrate semble bien constituer un modèle. Mais en réalité comme la morale qu'il prône est fondée sur la connaissance de soi, imiter Socrate, c'est se connaître soi-même et donc trouver sa propre morale. Ainsi, tout en étant modèle, Socrate ne se laisse pas imiter et renvoie chacun au propre modèle qu'il porte en soi.

Mais surtout, si Socrate joue un rôle particulier, c'est parce qu'il est comme le symbole de l'humanité tout entière.
Pour fonder une philosophie morale, il faut savoir ce qu'est l'homme. Si, selon Frédéric Brahami, Montaigne s'essaye à l'introspection et échoue à en faire sortir un moi unique, il cherche aussi à donner de l'humanité une image, par des comparaisons proposant un spectre très large de comportements divers : des plus cruels aux "plus excellents hommes". Mais Socrate semble faire l'objet d'un traitement à part. Il apparaît en effet comme l'union des contraires ; il est alors le seul, avec peut-être le Christ, à être l'homme dans sa totalité.
Partant de la formule "Socrate était homme", Paul Mathias montre qu'être homme, c'est être un, non au sens d'une uniformité figée, mais au moyen d'un perpétuel réajustement au monde. Socrate est de fait présenté par Montaigne comme en butte aux contrariétés et aux contradictions du quotidien. Pour s'adapter au monde, il faut faire varier la représentation que nous en avons et pour vivre moralement, il faut être capable de produire la médiation entre actes et principes moraux, ce que Socrate est peut-être le seul à pouvoir faire.

Deux interventions (celles de Thomas Berns et de Suzel Mayer) ont cherché à assigner les limites du caractère exemplaire de Socrate à partir d'un autre socratisme, revendiqué également parfois par Montaigne : le cynisme. Considérant lui-même qu'Antisthène et Diogène sont les héritiers de Socrate, Montaigne critique ce qui lui apparaît comme une contradiction intime de Socrate : sa revendication de cosmopolitisme et son obéissance aux lois. De même qu'il combat les excès du stoïcisme par la référence à Socrate, revendiqué comme figure tutélaire par les stoïciens, de même qu'il oppose Socrate à Platon, de même, il s'oppose à quelques timidités de Socrate au nom du socratisme cosmopolite.


Ainsi, en analysant le rôle joué par la référence à Socrate, comme l'inspiration socratique présente dans l'écriture ou la démarche de recherche de la vérité, en approfondissant la possibilité pour Montaigne de se revendiquer d'une maître, sans contradiction avec son projet d'exercice du jugement, en considérant que Socrate joue dans les Essais un rôle unique, aussi bien parce qu'il représente d'une certaine manière l'humanité tout entière que parce qu'il sert de recours contre d'autres philosophies, en interrogeant la manière dont Montaigne se rapproche de Socrate tout en le critiquant parfois, nous avons pu cerner la multiplicité des facettes du socratisme de Montaigne et l'irréductible diversité d'approches de cette question. Mais toutes ces tensions ne se trouvent-elles pas déjà à l'intérieur du personnage de Socrate dès l'Antiquité ? C'est sans doute cette difficulté à être défini, tenant au silence de Socrate, aux textes qu'il n'a pas écrit, qui a fait couler ensuite tant d'encre. Ce qui est certain, c'est que la figure même de Socrate, se trouvant chargée dans les Essais d'une importance qui semble même mettre en péril le projet des Essais, prend un nouvel aspect. Excluant toute figure rivale, maître de vie, incarnant l'exigence de cohérence entre la vie et les pensées, représentant le plus accompli de la philosophie, pleinement homme et seulement homme, Socrate le devient par les Essais. C'est ainsi Montaigne qui fait accéder Socrate à ce statut de totem de la philosophie qu'il est aujourd'hui.

Suzel MAYER
Doctorante - ATER