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Dostoïevski : le désordre

Publié le 31 mars 2008 Mis à jour le 1 avril 2008

Une journée d'étude a été organisé par le Groupe MARGE (Écriture de la marge, Marge de l'écriture), composante du centre Jean Prévost le 26 mars 2008.

Cette journée était organisée par le groupe Marge (Écriture de la marge, Marge de l'écriture), composante du Centre Jean Prévost, en prélude au colloque international de 2009 sur le thème « Dire le désordre ». Quatre comparatistes et une russisante ont réuni leurs réflexions autour de « Dostoïevski : le désordre ». Dans l'œuvre de l'écrivain russe abondent en effet les situations porteuses ou révélatrices d'un désordre latent et souvent manifeste, voire explosif. Qui plus est, la forme même de ses romans contient une recherche d'expression et de vérité qui, comme on dit, fait désordre : celui qui règne dans la fable paraît contaminer l'écriture. Après le propos liminaire (Françoise Genevray), c'est à Michel Cadot (Paris III), ancien président de l'International Dostoevsky Society, que revenait le soin d'inaugurer la journée. Centré sur « Les Démons, roman du chaos social », son exposé a replacé le livre dans l'histoire du XIXe siècle russe et rappelé sa composante polémique, contre Tourguéniev en particulier, plus généralement contre les intellectuels libéraux que Dostoïevski juge comptables de la subversion en cours. Après avoir dégagé les enjeux idéologiques investis dans ce roman-pamphlet, M. Cadot a souligné le rôle du chroniqueur non omniscient chargé de la narration : ses hésitations deviennent le symbole du désordre, vrai sujet du roman. Traductrice de la Correspondance intégrale de Dostoïevski (Bartillat, 1998-2003), Anne Coldefy-Faucard (Paris IV) a traité de « Gogol et Dostoïevski : l'ordre du monde ébranlé ». Il s'agissait de montrer chez l'auteur des Récits de Pétersbourg une tendance plus profonde que la satire et que le grotesque : la vision d'un monde informe, flou et vacillant, perturbé par une forme désincarnée d'existence. Dostoïevski a d'abord marché sur les traces de Gogol en créant un fou pétersbourgeois, Goliadkine, premier d'une galerie de personnages doubles chez qui le refus de croire et la dissolution des valeurs coexistent avec le désir utopique et le rêve d'harmonie. On peut enfin déceler chez les deux écrivains une inclination à subvertir les genres littéraires reçus de l'Occident. Auteur de Dostoïevski, le meurtre et l'espérance (Cerf, 2006), Gabrielle Althen (Paris X) a ordonné sa réflexion intitulée « Désordre et ordre : Crime et châtiment et Les Frères Karamazov » autour du motif central qu'est le meurtre. Au désordre moral manifesté par le crime et par les clivages intérieurs des protagonistes succède la question : que faire du criminel ? Le rachat chez Dostoïevski ne vient pas d'un retour à la vertu ou à la norme sociale, il suppose d'accéder à l'ordre supérieur de la charité. Mais comment inclure cet ordre-là dans la justice institutionnelle ? Et comment le figurer sans que le roman verse dans la prédication ou l'hagiographie ? G. Althen examine les articulations narratives qui permettent à l'écrivain d'inventer des charnières entre ses préoccupations religieuses et son matériau romanesque. Karen Haddad-Wotling (Paris X) a choisi L'Adolescent pour présenter « Le désordre dans la famille : une histoire sans lien ». Jugeant dépassé le modèle tolstoïen de l'enfance rangée et de la maisonnée seigneuriale, Dostoïevski a voulu décrire une famille de son temps, un nouveau type de famille qu'il appelle « fortuite ». D'une parenté désorganisée par la naissance illégitime d'Arkadi Dolgorouki, fils naturel de Versilov, émerge ici une famille anomique où l'irrégularité s'assume ouvertement. Déliaison d'un côté, recomposition de l'autre. Mais Arkadi peine à organiser le récit de sa vie, qui accouche d'un roman désordonné au plan de l'intrigue et décousu dans sa narration. L'Adolescent serait-il un roman de formation ? Un écart subsiste pourtant entre ce que relate le protagoniste et ce qui lui demeure caché : dans cet écart intime réside le ferment du désordre qui habite son récit hisrsute, non policé. Mircea Maghescu (Paris XIII) a clôturé la session en parlant de « Dostoïevski, le temps des conséquences ». L'auteur de Homunculus : critique dostoïevskienne de l'anthropologie (L'Âge d'Homme, 2005) axe sa réflexion sur le dilemme suivant : vivre selon la vie ou selon la conscience ? Le crime de Raskolnikov ne se borne pas au meurtre, qui n'est que la conséquence empirique d'un phénomène général. La transgression de l'interdit moral résulte ici d'une transgression plus fondamentale, celle des limites ontologiques de la nature humaine. La conscience dans les cultures traditionnelles se soumet à des normes spontanément acceptées, « l'homme normal » sait tout ce qu'il a à faire en toutes circonstances, ses chemins sont tracés, la vie prime sur la conscience. « L'homme nouveau », lui, problématise la vie et s'en fait juge. L'homme souterrain de Dostoïevski proclame que la conscience de la vie est supérieure à celle-ci. Choix funeste, qui désorganise la vie et transforme la civilisation moderne, sous le nom de progrès, en utopie   mortifère. Cette journée donnait l'occasion de faire le point sur Dostoïevski en France aujourd'hui (édition, étude, publications). Les participants envisagent de futures rencontres autour de l'écrivain russe, ouvertes à d'autres intervenants.